A Parçay-les-Pins, Philippe Girard est aux commandes de RPS FM depuis presque quarante ans. 50 000 auditeurs et une passion intacte.
Vous diriez un contrôleur aérien. Ou bien un pilote des Messageries maritimes, guidant un phosphatier à travers la rade foraine de Sfax (Tunisie). Il fait nuit et, dans cette nuit, le regard de Philippe Girard ne quitte pas les quatre écrans installés face à lui, en éventail. La main gauche sur les curseurs d’une console, la droite manipulant une souris d’ordinateur.
A intervalles réguliers, quelques mots, prononcés au plus près d’un microphone à bonnette noire, résonnent dans cette vaste pièce. Il n’y fait pas si chaud que ça. On pourrait croire Philippe Girard parfaitement seul et on se tromperait. En ce moment, il parle à 50 000 personnes environ. Ses auditeurs.
Ici Parçay-les-Pins, Maine-et-Loire. Huit cent trente-cinq habitants, raccordés au réseau électrique depuis 1925. Un musée, consacré à l’œuvre du sculpteur Jules Desbois (1851-1935), disciple sous-estimé d’Auguste Rodin. Un bar-tabac tenu par un couple d’Anglais, visiblement supporteurs du Liverpool Football Club. Une boulangerie-pâtisserie-alimentation-produits locaux-produits bio-dépôt de gaz-livraison à domicile. Le salon de coiffure Nathaly Style. Puis, planquée derrière l’hôtel de ville, l’ancienne école communale, où vous trouverez RPS FM, immarcescible radio locale associative, et, donc, Philippe Girard, son fondateur et principal animateur, 60 ans aux prunes.
Une fenêtre sur un monde qu’on a perdu de vue
En général, on le reconnaît à sa voix. Elle est nasale. Métallique par instants. Pas dénuée de vibrato. Vouée au respect des syllabes. Au service d’une sémantique débarrassée des fioritures et d’une syntaxe où les qualificatifs ne sont pas légion.
Tout ça va à l’essentiel. C’est du concentré. On pourrait croire que l’émotion est absente, et l’empathie en RTT, mais on aurait tort. A bien écouter, on finit par comprendre que Philippe Girard n’est pas là pour briller. Sa radio n’est pas un miroir, c’est une fenêtre ouverte sur un monde qu’on a perdu de vue, où les atours n’ont aucune importance, où les mots simples suffisent à se faire comprendre. Où on arrive à l’heure. Sinon, Philippe Girard est dégarni, porte des lunettes et habite à 200 mètres de là.
Radio Parçay Stéréo est née le dimanche 8 août 1982. Ça ne rajeunit personne, certes, mais ça permet de rafraîchir les mémoires. Alors, voilà. Avant cette date, la droite, aux manettes de l’Etat depuis belle lurette, organise la chasse aux radios pirates – brouillages, perquisitions, saisies, procès, etc.
Après cette date, la gauche, portée au pouvoir deux printemps plus tôt, organise le réseau des radios libres – autorisations d’émission, répartition des fréquences, délimitation des zones de couverture, justification des recettes, etc. Super. Mais bon, Philippe Girard est formel : il ne doit rien à Valéry Giscard d’Estaing, pas grand-chose à François Mitterrand et tout à Bernard Thévenet.
« Dans le village, on me prenait pour un extraterrestre. Moi, j’y croyais. J’ai tout financé avec mon salaire et mes économies. » Philippe Girard
« Quand j’étais petit, dans les années 1970, j’écoutais le Tour de France sur Europe 1, explique-t-il. Thévenet était un des rares à oser attaquer Merckx. Fernand Choisel était au micro. Je notais le moindre détail. Une fois l’étape finie, je la commentais à nouveau, devant mes frères et sœurs. Je rêvais de passer de l’autre côté du poste.
Dès lors, comment expliquer cette formation de menuisier-ébéniste, qui va le conduire d’atelier en atelier ? Par la loi de la nécessité dont la force n’est plus à démontrer. Oui mais Philippe Girard est têtu, et les week-ends sont aussi pesants qu’un plateau en chêne massif abouté. Autant les consacrer à l’installation d’une radio dans la ferme familiale, quelque part au large de Parçay-les-Pins. Il s’y colle. Sans autorisation. Sans argent ou presque pas. Dix mille francs (1 500 euros). Sans programme. « J’ai ouvert le micro et j’ai dit bonjour. » Sans auditeurs, sans doute.
« Dans le village, on me prenait pour un extraterrestre », se souvient-il, avec un de ces sourires en coin qui disent le chemin parcouru, les faux amis, les vraies emmerdes. « Moi, j’y croyais. J’ai tout financé avec mon salaire et mes économies. Peu à peu, RPS est devenue une véritable radio. En 1985, j’ai quitté mon boulot pour ne faire que ça. Pendant trois ans, je ne me suis pas payé mais je savais où j’allais. »
Au début, le chemin était vicinal : pas d’émission en semaine, directs improvisés, réception dans un rayon de 15 kilomètres, studio en forme de piaule pour adolescent. Aujourd’hui, la route est goudronnée : diffusion non-stop, carte de presse numéro 78986, trois journaux d’information quotidiens, un rendez-vous pour enfants baptisé « Arc-en-ciel », un spécial jardinage, des « Music news », un « 100 % accordéon » et un « 100 % variétés », cinq départements couverts – Maine-et-Loire, Indre-et-Loire, Vienne, Deux-Sèvres, Sarthe –, deux salles de classe comme QG. Ce n’est pas le 116, avenue du Président-Kennedy 75016 Paris, mais ça roule.
De toute façon, hors de question de copier France Inter. « Ça existe déjà », répond Philippe Girard, qui ne plaisante même pas. Reste les interstices. RPS s’y glisse.
Tenez, prenons les infos, par exemple. La presse nationale fait du flux ? RPS choisit le recul : « Tout le monde parle de la grève. Moi, je commence par la rougeole au Congo. » La presse locale raconte ce qui s’est passé ? RPS présente ce qui va arriver. Et la politique ? S’en méfier : « Un jour, on a eu une interview de Jacques Chirac. Je ne l’ai pas passée. Pour respecter l’équilibre, il aurait fallu qu’on aille rencontrer un élu de gauche. Après, ça n’en finit plus. Et puis, vous êtes sûr que ça intéresse les gens ? »
3 000 radios associatives en 1980
Le dogme philippo-girardien est limpide, deux-points ouvrez les guillemets : « La radio est faite pour ceux qui l’écoutent. » Démonstration de l’auteur : « Je n’aime pas spécialement l’accordéon. A la maison, il n’y a aucun disque d’Yvette Horner. Eh bien, j’ai fait “100 % accordéon” parce que mes auditeurs aiment ça. Le rap, ce n’est pas ma génération. Ben, je passe du rap. Je pense aux jeunes. Je n’ai pas d’enfants mais il y a une émission pour les tout-petits. C’est même moi qui l’anime ! »
Illustration par Martine Thomas, 34 ans, mère de famille des environs de Mirebeau (Vienne) : « Une heure de chansons calmes, c’est formidable. Ça repose tout le monde avant l’heure du dîner. » Confirmation par Christian Mothais, 67 ans, négociant en matériaux de construction à Vernantes (Maine-et-Loire) : « Je ne rate jamais l’émission sur l’accordéon. Je l’adore. Elle est unique. » Validation par Jean, 17 ans, lycéen saumurois : « Le gars balance PNL et Lefa. C’est du lourd. »
Mais rien n’est simple. Il arrive même que tout se complique. Comme dans les albums dessinés de Sempé, dont Philippe Girard pourrait être l’un de ces petits personnages debout face au monde, « un point dans une image », mélancoliques sans le vouloir, fragiles sans le savoir. Et inversement.
A la fin des années 1980, on a compté jusqu’à 3 000 radios associatives. C’est l’explosion. Vive la liberté ! RPS embauche dix personnes, recrutées auprès de l’ANPE – parce que « c’est mieux de proposer du travail à ceux qui en cherchent » –, déploie trois émetteurs, finance 20 % de son budget par la publicité. Le travail ne manque pas.
A la fin des années 2000, on dénombrait 600 stations survivantes. C’est l’implosion. La loi du marché. A partir de 2005, Philippe Girard s’est retrouvé seul au poste. Le travail manquait encore moins, annonceurs et fonds publics avaient pratiquement disparu. « Depuis 1982, je n’ai jamais pris de vraies vacances. J’ai sacrifié ma vie privée », dit-il d’une voix nettement moins métallique.
Pêche aux gros sous
Le menuisier-ébéniste a rempoigné la varlope et les ciseaux pour réaliser tous les meubles nécessaires. Il s’est mis à la peinture, a tâté du plâtre et de la plomberie pour restaurer les lieux. A l’occasion, a-t-il piqué aussi à la machine pour ces rideaux de cretonne qui habillent les fenêtres magistrales ? Maintenance oblige, il a dû se faire électricien, puis électronicien, puis technicien numérique. Enfin, il a pratiqué l’alpinisme : « Un hiver, la neige a couché l’antenne de l’émetteur installée au sommet du château d’eau de Parçay. On ne recevait plus rien. J’ai dû y grimper en pleine nuit. Là-haut, il y avait pas mal de vent. Et ça glissait. »
Pourtant, la glisse, c’est son truc. Une fois par an, il encaustique personnellement les parquets de l’ancienne école où il ne se déplace jamais qu’en patins de feutre. Vous êtes invités à faire de même. « C’est obligé ? » « C’est mieux, oui », répond-il, assez convaincant. En file indienne, un binôme d’« échassiers bizarres » se déplace alors d’un pas allongé, silencieux, les mains dans le dos, comme « sur un grand lac, un lac gelé ». Du pur Julien Clerc période trémolos (Le Patineur, paroles d’Etienne Roda-Gil, sur l’album Liberté, Egalité, Fraternité… ou la Mort. EMI, 1972).
Ça va durer encore longtemps ? Deux ans et basta. Retraite en vue. Mais avant de plier les gaules, Philippe Girard repart à la pêche aux gros sous. En ce moment, il négocie avec les collectivités locales des subventions qui permettront de voir venir jusqu’en 2022.
Et il cherche un successeur. Serait-ce Guillaume Rabouan, 22 ans, actuellement préposé aux « Music news », de faction le week-end et régulièrement appelé en renfort sur l’accordéon ? Affirmatif. Reste à régler la question de l’encaustiquage annuel et à vérifier le rangement bien parallèle des quatre paires de patins disponibles. Puis il partira veiller sur les hortensias bleus d’une thébaïde bretonne où on l’attend depuis un petit moment. « Vers Saint-Malo. Du côté de Cancale », confie-t-il. Pas à Saint-Benoît-des-Ondes quand même ?